Islamismes et Laïcité
1) L’islam, les islamismes et la démocratie
Certes, l’appui occidental aux dictatures, le parasitage américain de notre discours sur la démocratie, le facteur israélien et l’habileté des dictatures à utiliser l’épouvantail intégriste ont joué un rôle important pour bloquer une évolution possible vers des Etats démocratiques. Il n’en demeure pas moins, pourrait-on nous objecter, que le monde arabe est submergé par une vague qui n’est pas celle de la démocratie mais de l’islam. N’est-ce pas là l’origine la plus profonde du mal arabe ?
L’analyse qu’on fait d’un problème est largement tributaire de l’outil qu’on lui applique. Si votre outil est défaillant, votre analyse le sera tout autant. Pour comprendre ce qui préoccupe, il faut utiliser de nombreux outils pouvant être empruntés à des champs de savoir très éloignés du politique. Commençons d’abord par identifier les protagonistes. Rien de plus biaisé que cette façon simpliste d’opposer deux entités aussi abstraites qu’Islam et Démocratie. On oublie souvent que les acteurs de la vie politique ne sont pas ces entités désincarnées, mais des hommes et des femmes tirant leur vision du monde et leurs pratiques politiques, les uns de cette religion particulière qu’est l’islam, les autres de cette école de pensée qu’est la démocratie.
Analysons ce qu’on va appeler pour le moment le phénomène islamiste avec deux concepts empruntés à la linguistique, plus exactement à la lumière du distinguo qu’elle fait entre description diachronique et synchronique. La première décrit l’objet de l’étude par rapport au temps, la seconde par rapport aux autres éléments de l’ensemble dont il fait partie.
La description diachronique va montrer que ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Le premier attentat « intégriste » coûta la vie, en 656, au troisième successeur du prophète, Uthman, accusé déjà de corruption. L’affaire, comme on dirait de nos jours, fut le point de départ de la première guerre civile arabe. Cette guerre féroce, appelée par les historiens la « grande discorde », démarra à peine vingt ans après le décès du fondateur de l’islam. Elle aboutira au schisme chiite et inaugurera un processus ininterrompu de violences politiques qui durent encore de nos jours. Le phénomène ne cessera de se répéter à intervalles irréguliers pendant quatorze siècles changeant de forme mais se présentant toujours comme une révolte de nature politique et d’expression religieuse qui s’attaque, au nom des principes d’égalité et de justice de l’islam, à l’injustice et à la corruption du prince musulman. La dernière grande révolte intégriste de ce type a été celle du wahhabisme dans l’Arabie d’il y a deux siècles et plus récemment la révolution iranienne. Cet islamisme- là , qui mérite bien l’appellation d’intégriste, renaît régulièrement de ses cendres pour connaître le même échec. Quelles que soient la sincérité et l’intégrité des fondateurs et membres de ce courant, et quelle que soit la noblesse de l’idéal de référence, chaque révolte réussie ne fait que réinstaller ce qu’elle abhorrait le plus : le prince injuste et corrompu. Et pour cause : nul écosystème politique n’est plus générateur d’injustice et de corruption que l’absolutisme, quel qu’en soit le masque idéologique. Cet échec sans cesse recommencé peut s’expliquer à la lumière de ce que nous apprend aujourd’hui la vaste expérimentation des régimes politiques en cours dans le monde et surtout la confrontation des divers bilans. Face à tous les problèmes politiques dont celui de la corruption, l’intégrisme, comparé à la démocratie, a, pourrait-on dire, parodiant une célèbre formule en philosophie, des mains propres mais pas de mains. L’efficacité des sermons moraux, vite récupérés et vidés de tout leur potentiel révolutionnaire par le pouvoir, est aussi dérisoire que celle des sévères châtiments corporels n’affectant en général que le menu fretin. L’échec répété de la contestation islamiste à installer la Cité de Dieu la fait passer momentanément à l’arrière-plan à partir du XIXe siècle.
Considérons maintenant la dimension synchronique du phénomène. Il faut l’opposer ici aux autres solutions proposées par l’histoire au problème toujours en suspens du régime politique idéal. Les élites arabes adoptent au rude et fécond contact de l’Occident les nouvelles approches pour solutionner les éternelles difficultés. C’est l’époque de la Nahda (la Renaissance). Nous voilà nantis de partis dits laïques , nationalistes ou communistes prônant la République, le socialisme et l’Etat moderne etc. L’expérimentation de régimes politiques indépendants de la religion pour la première fois de notre histoire tourna au désastre du fait de l’absence d’un ingrédient essentiel : la liberté. Dès les années soixante-dix, le discours nationaliste était devenu creux et insupportable. Ceci se passait à peu près au moment où le discours de gauche était en perdition à l’image des dictatures qui l’incarnaient en Europe de l’Est et en URSS. N’était disponible dès lors, pour exprimer les espoirs de l’homme arabe, que le vieux discours rigoriste un peu trop vite jeté aux oubliettes par les élites occidentalisées. C’est la vague islamiste des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix.
Soumettons maintenant le phénomène islamiste à l’analyse spectrale empruntée à la physique. Projetez votre lumière blanche qui semble unie sur un prisme et vous verrez s’étaler les différentes couleurs qui la composent, se dispersant de l’infrarouge à l’ultraviolet en passant par les couleurs intermédiaires. Faites la même expérience devant un prisme mental fait d’absence de préjugés et de sens de l’observation et examinez ce que donne alors l’islamisme. Vous verrez le spectre s’étaler entre deux extrêmes en balayant des réalités complexes et hétérogènes. Aucune personne sérieuse ne devrait parler de l’islamisme mais des islamismes. C’est d’ailleurs une règle générale. Ce qui est objet d’intervention en médecine ce sont les diabètes, les épilepsies ou les handicaps. Chercher toujours le pluriel derrière le singulier m’a toujours paru la base de toute analyse féconde de n’importe quel problème. Tout le monde sait qu’il n’y pas eu un communisme mais plusieurs très différents les uns des autres : celui de Staline, de Mao, de Tito ; de Dubcek, de Berlinguer et de Pol Pot. Tous les Russes n’étaient pas des communistes et tous les communistes n’étaient pas des Khmers rouges. Idem pour notre phénomène Tous les musulmans ne sont pas des islamistes et tous les islamistes ne sont pas des talibans. L’analyse spectrale décomposera facilement les différentes couleurs de ce que la myopie politique ou intellectuelle prend pour un tout. Il y a successivement le long du spectre, et en commençant par l’extrémité droite.