Reponse a phebus
Mon ami a fait ses études supérieures en France. Il y a obtenu un doctorat, partagé la vie des hippies et abandonné toute croyance.
Il me dit, sur un ton moqueur :
- Vous affirmez que Dieu existe. Votre argumentation repose sur le principe de causalité en vertu duquel tout objet fabriqué suppose un artisan, tout être créé un créateur, tout existant un être lui donnant l'existence. Le tissu porte l'empreinte du tisserand ; le tableau, du peintre ; la sculpture, du sculpteur. À partir d'une telle logique, l'univers est, selon vous, la preuve manifeste du Dieu Tout-Puissant qui l'a créé.
Bien! Admettons l'existence de ce Créateur ! Mais en suivant votre logique, ne nous est-il pas permis de demander : Qui a créé le Créateur ? Qui a créé ce Dieu dont vous parlez ? N'est-ce pas la suite logique de la démonstration utilisée, pour respecter le même principe de causalité ? Que dites-vous de ce piège, cher Monsieur ?
Nous lui répondons :
- Ta question n'a aucun sens ! Il n'y a ni piège, ni quoi que ce soit. Tu admets l'existence d'un Dieu Créateur et tu demandes : Qui l'a créé ? Tu en fais à la fois un Créateur et une créature. Moralité : tu te contredis toi-même.
Ta question n'a aucun sens pour une seconde raison. Tu te représentes en effet le Créateur comme étant soumis aux lois de ses créatures, alors que le principe de causalité ne concerne que nous qui sommes liés au monde spatiotemporel.
Créateur du temps et de l'espace, Dieu en est nécessairement indépendant et ne peut être lié à ses lois.
C'est Lui qui a créé le principe de causalité. Il n'y est donc pas soumis et nous ne pouvons pas nous le représenter autrement.
Le sophisme aidant, tu parles de Dieu comme le feraient des robots à propos de leur inventeur, soutenant qu'il devrait lui aussi être mû par un mécanisme à ressort. Leur objecterions-nous : « Non! Il se meut lui-même », ils répondraient : « Impossible ! Il n'est pas possible que quelque chose se meuve spontanément. Il en est ainsi dans notre monde. Tout est mû par des ressorts ! »
Tu ne peux imaginer, par exemple, que Dieu existe par Lui-même, sans personne pour Lui donner l'existence, pour la simple et bonne raison que tout ce que tu vois autour de toi nécessite une cause pour le faire exister.
Penserais-tu par hasard que Dieu ait besoin d'un parachute pour faire descendre sa Parole sur les hommes ? Ou d'un véhicule rapide pour entrer en contact avec ses Prophètes ? Quelles idées simplistes eu égard au Dieu Transcendant !
Dans sa Critique de la Raison pure, le philosophe Emmanuel Kant a établi que la raison ne peut pas cerner les vérités universelles car, de par sa nature, elle est seulement apte à saisir les vérités partielles. Elle ne peut connaître l'existence absolue, telle l'existence de Dieu. Dieu est connu par la conscience morale, non par la raison : notre ardent désir de justice nous prouve l'existence du Dieu Juste, de même que notre soif d'eau nous prouve l'existence de l'eau.
Aristote s'est basé, quant à lui, sur le lien de causalité : le siège vient du bois ; le bois, de l'arbre ; l'arbre, de la graine ; la graine, du semeur... cet enchaînement causal, poursuivi jusqu'à l'infini, devant nous acheminer, au tout début, vers une cause indépendante de toute autre cause, une Cause Première, un Premier Moteur n'ayant pas besoin d'être mû, un Créateur incréé. C'est exactement ce que nous affirmons de Dieu.
« Qui a créé le Créateur ? » : le philosophe mystique musulman Ibn 'Arabî voyait en cette question la preuve d'une raison corrompue. C'est Dieu qui est la preuve de l'existence, non le contraire. Il en va de même lorsque nous affirmons que la lumière justifie l'existence du jour. Nous comprendrions tout à l'envers si nous affirmions que le jour démontre l'existence de la lumière.
« Je suis à Moi-même ma propre preuve, dit Dieu. Je n'ai pas besoin que l'on prouve mon existence. »
Dieu est la Preuve qui n'a pas besoin de preuve. Il est la Vérité évidente par elle-même, en laquelle toute chose trouve sa raison d'être. Dieu se manifeste dans l'ordre, la précision, la beauté, la perfection ; dans la feuille de l'arbre, la plume du paon, l'aile du papillon, le parfum de la rose, le chant du rossignol ; dans l'harmonie des étoiles et des planètes au sein de ce poème symphonique qui a pour nom l'univers.
Prétendre que tout cela est le fruit du hasard reviendrait à croire qu'en jetant en l'air des caractères d'imprimerie, on obtiendrait automatiquement un poème de Shakespeare, sans l'intervention d'aucun écrivain.
En quelques mots très éloquents, avec une clarté tranchante et sans circonlocutions, le Coran nous épargne toute cette argumentation :
« Dis : Dieu est Un !
Dieu ! L'Impénétrable. Il n'engendre pas et n'est pas engendré. Nul n'est égal à Lui. »
(Coran : 112, 1-4)
Et notre ami de relancer, avec son air narquois :
- Pourquoi dites-vous que Dieu est Un ? Pourquoi pas une multitude de dieux qui se répartiraient les tâches ?
Nous lui répondrons avec sa propre logique, c'est-à-dire en nous basant sur la science, non sur le Coran.
Nous lui dirons que le Créateur est unique parce que l'univers entier est construit à partir d'un même matériau et d'un plan unique. Les 92 éléments de la table de Mendeleïev dérivent tous de l'hydrogène de la même façon : par fusion et production d'énergie atomique, cette énergie qui donne aux étoiles leur incandescence et rend lumineux les astres du firmament.
Tout l'édifice de la vie est construit à partir de composés du carbone (les vivants de toutes espèces sont réduits par combustion à l'état de charbon), avec une anatomie identique. Que ce soit chez la grenouille, le lapin, le pigeon, le crocodile, la girafe ou la baleine, on retrouve toujours les artères, les veines, les cavités du coeur et une égale répartition des os... L'aile du pigeon correspond à la patte de la grenouille. Les os sont les mêmes, avec de légères variations. Dans le cou de la girafe, malgré sa longueur, nous trouvons exactement les sept vertèbres qui existent dans le cou de l'oursin. Le système nerveux est toujours identique : un cerveau, une moelle épinière, des nerfs sensitifs et des nerfs moteurs. Et de même pour le système digestif (un estomac, un duodénum, un intestin grêle et un gros intestin), l'appareil génital (les ovaires, l'utérus, les testicules et leurs canaux) et l'appareil urinaire (les reins, l'uretère, la vessie). L'unité anatomique repose en outre sur la cellule, car celle-ci est identique pour les plantes, l'animal et l'homme. Elle a toujours les mêmes caractéristiques : elle respire, se multiple, meurt et est formée de la même façon.
Qu'y a-t-il d'étrange alors à ce que nous affirmions l'Unicité du Créateur ?
Pourquoi l'Être Parfait devrait-il être multiple ? Souffre-t-il d'un défaut le rendant tributaire d'un autre pour atteindre sa perfection ? Seuls sont multiples les êtres imparfaits.
S'il y avait une multiplicité de divinités, des divergences existeraient entre elles. Chacune s'occuperait de "sa" création. Ça serait le chaos !
Dieu est Grand et Tout-Puissant. Ces attributs ne souffrent aucun partage.
Le Dieu Seigneur dont nous parlons fait sourire notre interlocuteur :
- N'est-il pas étrange ce Seigneur et Maître qui s'immisce en tout, jusque dans le moindre détail, au point d'exercer sur toute chose un contrôle absolu ? C'est Lui qui pousse les abeilles à chercher un abri dans la montagne. Pas la moindre feuille ne tombe à son insu. Aucun nouveau fruit n'échappe à son dénombrement. Aucune femelle ne porte ni ne met bas ses petits sans qu'Il le sache. Que le pied trébuche en chemin, qu'un moucheron tombe dans le plat, qu'il y ait une panne de téléphone, que la pluie cesse ou tombe à verse, c'est Dieu qui en est la cause ! Mais avec une telle idée de votre Dieu, ne Lui confiez-vous pas trop d'occupations dérisoires ?
Je ne sais ce qu'en pense notre interlocuteur, mais Dieu serait-Il davantage Seigneur s'Il s'exemptait Lui-même de ses responsabilités, s'Il prenait congé en se désintéressant de l'univers qu'Il a créé, en laissant ses créatures s'entre-déchirer ?
Pour être réellement Seigneur, Dieu doit-Il être au chômage ? Doit-Il être inconscient, sans entendre, ni voir, ni répondre, ni se préoccuper de ses créatures ? De surcroît, d'où notre interlocuteur tient-il que telle chose est insignifiante, ne méritant pas l'intervention divine, et telle autre importante et de valeur ?
Pour lui, le moucheron est de peu d'importance. Il ne se soucie pas de savoir s'il tombe ou non dans la nourriture. Et pourtant, aussi minime que soit ce détail, ledit moucheron peut changer la face du monde. Il peut transmettre le choléra à une armée entière et avoir de l'influence sur l'issue d'une bataille. Il peut, par là, bouleverser le cours de l'histoire.
Un moustique n'est-il pas à l'origine de la mort d'Alexandre le Grand ?
La plus banale des prémisses peut conduire au résultat le plus grave, ou au contraire ne déboucher sur rien du tout. Seul Celui qui connaît le Mystère sait la valeur de toute chose.
Notre ami s'imaginerait-il par hasard être le tuteur de Dieu pour Lui délimiter le champ de ses compétences ? Le Dieu Saint ne peut être affublé d'une représentation aussi simpliste.
Le seul Dieu qui mérite de l'être est Celui qui englobe tout dans sa Science... Celui à qui rien n'échappe sur la terre et dans les cieux... le Dieu qui entend ses créatures, qui leur répond et se soucie d'elles.
Pourquoi Dieu a-t-Il créé le mal ?
Toujours aussi narquois, mon ami me dit :
- Comment pouvez-vous prétendre que votre Dieu est Parfait, Miséricordieux, Bon et Généreux, alors qu'Il a créé tous les maux qui accablent notre monde : la maladie, la vieillesse, la mort, les tremblements de terre, les volcans, les microbes, le poison, la chaleur torride et le froid glacial, les souffrances du cancer qui n'épargnent ni le petit enfant, ni le vieillard ? Si Dieu est Amour, s'Il est Beauté et Bonté, pourquoi crée-t-Il la haine, la laideur et le mal ?
La question que soulève ici mon ami relève des problèmes fondamentaux de la philosophie. À son sujet, les écoles de pensée se sont divisées et les opinions ont divergé.
Nous affirmons pour notre part que Dieu est Miséricorde et Bonté. Ce n'est pas Lui qui ordonne le mal, mais dans sa Sagesse, Il le permet :
« Dieu ne vous ordonne pas de commettre des actes abominables.
Direz-vous sur Lui ce que vous ignorez ?
Dis : Mon Seigneur a ordonné la justice.
Tournez votre visage en tout lieu de prière. » (Coran : 7, 28)
L'ordre divin porte uniquement sur la justice, l'amour, la bienfaisance, le pardon, le bien. Seules les bonnes actions sont agréables à Dieu.
Pourquoi laisse-t-Il alors le tyran, le criminel et le voleur commettre leurs méfaits ? C'est parce qu'Il nous a voulus libres et que la liberté inclut nécessairement l'éventualité de l'erreur. Notre liberté n'aurait aucun sens si nous n'avions pas le droit de faire notre propre expérience, avec deux possibilités se présentant à nous (l'erreur ou la vérité ; le péché ou l'obéissance) et entre lesquelles nous avons à choisir librement.
Dieu pouvait faire de nous des êtres parfaits en nous contraignant à l'obéissance. Mais Il devait pour cela nous priver de notre liberté de choix.
Il est de la loi et de la coutume divines que la liberté jointe à la souffrance est, pour l'homme, plus noble que le bonheur dans la servitude. C'est la raison pour laquelle Dieu nous laisse tirer les leçons de nos erreurs et de nos souffrances. Telle est la sagesse incluse dans le fait qu'Il ait permis le mal.
Néanmoins, un regard objectif et impartial nous révèle que le bien est le fondement de l'existence et que le mal reste une dérogation à cet ordre. Par rapport à la santé que connaissent normalement les hommes, la maladie est une exception. Pour la plus grande partie de notre vie, nous sommes en bonne santé et la maladie ne nous rend visite que quelques jours.
Les tremblements de terre, pris globalement, représentent quelques minutes seulement dans l'âge total du globe terrestre, qui est évalué à plusieurs millions d'années. Et ainsi des volcans, ou encore des guerres qui ne sont, dans la vie des peuples, que de courtes secousses survenant au milieu de longues et durables périodes de paix.
En outre, nous voyons en tout mal un certain aspect bienfaisant. La maladie engendre les mesures préventives. La souffrance est une école de fermeté, d'endurance et de patience. Les secousses sismiques sont pour la terre une soupape de décompression : elles empêchent l'éclatement de l'écorce terrestre et remettent les montagnes à leur place, comme des ceintures et des poids stabilisant cette écorce. Les volcans crachent des métaux et les richesses retenues secrètes dans les entrailles de la terre ; les matières qu'ils rejettent forment sur le sol une couche fertile. Les guerres mélangent les peuples ; par elles, ils s'interpénètrent et s'assemblent en blocs, en alliances, en assemblée internationale. Cela donne finalement naissance à un Conseil de sécurité, sorte de tribunal mondial ayant pour mission de recevoir les plaintes réciproques et d'oeuvrer à la réconciliation entre les nations.
Les plus grandes inventions ont vu le jour au cours des guerres : pénicilline, énergie atomique, fusées, avions à réaction, etc. Toutes ces inventions sont sorties du brasier des conflits armés.
L'antidote provient du venin de serpent.
Le vaccin est fabriqué à partir du microbe.
Si nos aïeux n'étaient pas morts, nous n'aurions pas notre emploi actuel.
Le mal dans l'univers est comme l'ombre dans un tableau. Si on l'examine de près, cette ombre apparaît comme une imperfection, comme un défaut. Mais en reculant pour avoir une vision d'ensemble, on découvre qu'elle est absolument indispensable et qu'elle joue son rôle dans l'esthétique et la disposition globale de l'oeuvre.
Nous serait-il possible, sans la maladie, de savoir ce qu'est la santé ? La santé est comme une couronne posée sur notre tête. Nous ne la voyons pas et c'est uniquement lorsque nous sommes malades que nous nous rendons compte de ce qu'elle représente.
De même, il nous serait impossible, sans la laideur, de savoir ce qu'est la beauté. Impossible de savoir ce qui est naturel sans la connaissance de ce qui est anormal.
C'est pourquoi le philosophe Abû Hamîd al-Ghazâlî affirme que l'imperfection de l'univers est inséparable de sa perfection. Pour être utile, l'arc doit être courbe. Sinon, il n'aurait aucune force de propulsion.
Les difficultés et les souffrances ont une autre fonction. Elles opèrent un tri parmi les humains, pour nous révéler de quelle étoffe ils sont bâtis.
« Sans la difficulté, tous les humains seraient seigneurs. La générosité appauvrit ; l'audace est meurtrière. »
La souffrance est un test pour nous connaître nous-mêmes, une épreuve qui permet d'évaluer ce que nous valons aux yeux de Dieu.
La vie d'ici-bas, prise dans sa totalité, n'est qu'un seul chapitre d'un long roman. La mort ne constitue pas la fin de l'histoire ; elle n'en est que le début.
Nous ne pouvons pas apprécier une pièce de théâtre en nous basant sur un seul acte, ni refuser un livre sous prétexte que la première page ne nous plaît pas. Le jugement serait faux. Il faut être parvenu à la fin pour tirer la conclusion.
De surcroît, à quoi pense notre interlocuteur, lui qui nous questionne sur un ton moqueur ? Que souhaiterait-il au lieu des conditions de vie dont nous parlons ici ? Une vie d'où seraient absentes la mort, la maladie, la vieillesse, les déficiences, les incapacités ? Une vie sans restrictions, ni tristesses, ni souffrances ?
Exigerait-il la perfection absolue ?
Il n'est de perfection absolue qu'en Dieu.
L'Être parfait est unique. Pourquoi devrait-Il être un parmi tant d'autres ? Que Lui manque-t-il qu'il puisse trouver en quelqu'un d'autre ?
Cela signifie que notre ami désire en fait être Dieu en personne ! C'est le comble de l'orgueil !
À nous de nous moquer à notre tour ! Lui et ses semblables font partie de ces êtres qui ne s'émerveillent de rien.
Eux qui voudraient que notre terre soit un paradis, qu'ont-ils fait pour le mériter ?
Qu'a offert notre ami à l'humanité pour se faire l'égal du Dieu Unique, Tout-Puissant et Créateur ?
Ma grand-mère est de loin plus intelligente que notre illustre docteur diplômé de l'Université française lorsqu'elle dit tout bonnement : « Le bien vient de Dieu ; le mal, de nous-mêmes. »
Ce ne sont là que quelques mots, mais qui résument fidèlement la question. Dieu a envoyé le vent. Il a mis le fleuve en mouvement. Mais le capitaine du bateau, poussé par son avidité, a surchargé son embarcation de passagers et de marchandises. Le bateau a sombré et le capitaine s'est mis à maudire Dieu et le destin... Mais quelle est la faute de Dieu ? Dieu n'a agi que pour le bonheur et le bien des humains. Ce sont l'avidité et l'ambition démesurée qui ont changé le bien en mal.
Quelle vérité dans cette magnifique expression : « Le bien vient de Dieu ; le mal, de nous-mêmes. »
Si mes actions sont décrétées par Dieu,
pourquoi me juge-t-Il ?
Mon ami me dit avec malice, s'imaginant qu'il m'avait pris à la gorge et que je ne pouvais lui échapper :
- Vous affirmez que Dieu tient toute chose en son Pouvoir et que rien ne se produit indépendamment de son Décret tout-puissant. Vous prétendez que nos actions nous sont imposées par une prédétermination divine... S'il en est ainsi, pourquoi Dieu nous demande-t-Il des comptes ?
Ne me réponds pas comme d'habitude que tu es libre ! Il n'est pas plus effronté mensonge. Dis-moi un peu ! Ai-je choisi le jour de ma naissance, mon sexe, ma hauteur, ma grosseur, ma couleur, ma patrie ? Dépend-il de moi que le soleil se lève et que la lune se couche ? Cela fait-il partie de ma liberté que le destin me frappe, que la mort me prenne à l'improviste ou que je sois dans une situation si désespérée que le crime m'apparaisse comme la seule issue possible ? Pourquoi Dieu me contraint-Il à accomplir tel ou tel acte pour ensuite me châtier de l'avoir commis ? Lorsque tu prétends être libre et posséder une volonté autre que la Volonté divine, ne pèches-tu pas, par cette adjonction de volontés, contre l'Unicité divine ? Et que dis-tu de l'influence du milieu et des circonstances ? Quel est ton avis sur le déterminisme que défendent les adeptes du matérialisme, historique ou autre ?
Son offensive terminée, mon ami eut un profond soupir de soulagement. Il pensait m'avoir porté un coup mortel. Il ne lui restait plus qu'à préparer mon linceul.
Calmement, je repris :
- Tu commets un certain nombre d'erreurs. Tes actions, c'est vrai, sont connues de Dieu et consignées dans son Livre. Cependant, elles ne te sont pas imposées de force. La prédétermination relève uniquement de la Préscience divine. Il en va de même lorsque, par la connaissance que tu as de ton fils, tu prévois qu'il s'adonnera à la débauche. Si cela se produit de fait, l'auras-tu contraint ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une prévision qui s'est avérée exacte ?
Tu parles ensuite de la liberté comme d'une invention de l'esprit en rappelant, pour justifier tes dires, que tu n'as pas choisi le jour de ta naissance, ni ton sexe, ni ta hauteur, ni ta couleur, ni ta patrie... Ou encore que tu es incapable de changer la position du soleil.
Une fois encore, tu confonds tout ! Ton erreur tient au fait que tu ne conçois pas la liberté comme nous, les croyants. C'est d'une liberté absolue que tu parles lorsque tu demandes : « Pouvais-je me créer moi-même blanc ou noir ? Est-il en mon pouvoir de changer le soleil de place ou d'arrêter son cours ? Mais où donc est ma liberté ? »
Notre réponse est la suivante : cette liberté sur laquelle tu t'interroges et qui serait celle d'agir à ta guise dans l'univers, nous ne prétendons pas, nous non plus, la posséder. Elle est un privilège divin :
« Ton Seigneur crée et choisit ce qu'Il veut ; les hommes n'ont pas de choix. »
(Coran : 28, 68)
Personne n'a la liberté de choix pour ce qui concerne la création. Dieu crée ce qu'Il veut, comme Il le veut. Il ne te demandera pas de comptes sur la petitesse de ta taille. Il ne te blâmera pas pour ta grandeur. Il ne te châtiera pas pour n'avoir pu arrêter la course du soleil.
La question se limite au domaine de la responsabilité qui t'a été confiée car, là, tu es libre. Nous n'affirmons rien de plus.
Tu es libre de réfréner tes passions, de maîtriser ton comportement, d'engager la lutte contre toi-même, de combattre tes mauvaises intentions et cultiver tes bonnes tendances.
Tu peux donner généreusement de toi-même et de ton argent.
Tu peux dire la vérité ou mentir.
Tu peux t'abstenir de t'enrichir malhonnêtement.
Tu peux détourner ton regard des faiblesses d'autrui.
Tu peux éviter d'insulter, de calomnier ou de diffamer ton prochain.
Dans ce domaine, nous sommes libres.
Dans ce domaine, nous serons interrogés et jugés.
La liberté dont il est ici question est relative et non absolue : c'est celle de l'homme face aux responsabilités qui sont les siennes.
Cette liberté est réelle. Nous en voulons pour preuve l'intuition que nous avons de notre responsabilité et de notre remords pour une faute commise ou de la satisfaction que nous éprouvons pour une bonne action. À chaque instant, nous savons que nous avons à choisir, à peser les multiples possibilités qui s'offrent à nous. Bien plus ! Notre raison a pour fonction première d'évaluer le pour et le contre des alternatives entre lesquelles elle a à choisir.
Notre main peut trembler de fièvre ; elle peut aussi se mouvoir pour écrire une lettre. Nous percevons la différence de façon claire et décisive. Nous ne maîtrisons pas le premier de ces mouvements ; il ne dépend absolument pas de notre volonté. Le second est libre et volontaire. Si nous étions contraints dans les deux cas, nous ne serions pas à même de faire la différence.
Nous le savons, et cela vient confirmer la liberté dont nous parlons : il est impossible, quelle que soit la pression utilisée, de contraindre le coeur à aimer malgré lui. Tu peux, certes, obliger une femme, sous la menace et en la maltraitant, à se dévêtir. Mais, en dépit de toute pression ou menace, tu ne peux absolument pas l'obliger à t'aimer. Cela signifie que Dieu a mis nos coeurs à l'abri de toutes sortes de contrainte ou de violence. Il les a créés libres.
Nous serons donc jugés par Dieu sur les intentions secrètes de notre coeur. Le croyant qui blasphème ou renie sa foi en paroles seulement, sous le coup de la menace et de la torture, n'aura pas de comptes à rendre pour cela tant que sa foi est enracinée en son coeur. Il échappe au blâme divin et à lui s'applique l'exception :
« Non pas celui qui subit une contrainte
et dont le coeur reste serein dans sa foi. » (Coran : 16, 106)
Une autre confusion apparaît ici. Certains comprennent la liberté humaine comme le fait de ne dépendre d'aucune volonté, ni d'avoir d'ordre à recevoir de personne. Ils reprochent donc aux défenseurs de la liberté de donner à Dieu des associés, des égaux qui décrètent et jugent comme Lui.
C'est ce que tu entendais toi-même lorsque tu parlais de pluralité des volontés. Mais c'est une erreur, car la liberté de l'homme ne situe pas celui-ci au-dessus de la Volonté divine.
Dieu nous a donné la liberté de ne pas faire ce qui Lui plaît (c'est cela le péché) ; mais Il n'a donné à personne la liberté de se placer au-dessus de sa Volonté. C'est un autre aspect de la relativité de la liberté humaine.
Tout ce que nous faisons entre dans la Volonté divine et en dépend, même si nos comportements déplaisent à Dieu et enfreignent sa Loi.
Notre liberté est une faveur divine, un don du Créateur. Nous ne la Lui avons pas dérobée de force.
Notre liberté est au coeur même de sa Volonté, comme l'indique le verset coranique suivant :
« Vous ne le voudrez
que si Dieu le veut. » (Coran : 76, 30)
Notre volonté est immanente à sa Volonté. Elle est une faveur de sa part, un don de sa Générosité, de sa Grâce. Elle correspond exactement à ce qu'Il veut. Aucun dualisme. Aucune contradiction. Aucune concurrence de notre part aux Ordres divins.
La liberté ainsi comprise ne nie pas l'Unicité divine. Elle ne donne pas à Dieu des égaux qui décréteraient et jugeraient comme Lui. Notre liberté émane de Dieu. C'est Lui qui l'a décrété et en a voulu ainsi.
Une autre confusion peut apparaître. Sur la question du prédéterminisme et de la liberté ou absence de liberté humaine, certains ont compris ce prédéterminisme comme une contrainte imposée à l'homme, comme une violence faite à sa nature. Tu as, toi aussi, commis l'erreur.
Parlant de Lui-même, Dieu nie catégoriquement pareille contrainte :
« Si nous le voulions,
Nous leur enverrions du ciel un Signe :
ils courberaient alors l'échine devant lui. » (Coran : 26, 4)
La signification de ce verset est évidente. Dieu affirme qu'il Lui était possible de contraindre les hommes à la foi en s'imposant à eux par ses prodiges. Il ne l'a cependant pas voulu, car telle n'était pas sa manière de faire.
« Pas de contrainte en religion !
La Voie Droite est distincte de l'erreur. » (Coran : 2, 256)
« Si ton Seigneur en avait décidé ainsi,
tous les habitants de la terre auraient cru.
Te revient-il de contraindre les hommes à croire ? » (Coran : 10, 99)
La contrainte ne fait pas partie des moeurs divines.
Le prédéterminisme ne peut consister dans le fait que Dieu forcerait les hommes à agir contre leur nature. Au contraire, ce que Dieu décrète pour chaque homme est toujours dans la ligne de l'intention et du vouloir de cet homme. Aucun dualisme : Dieu conduit son serviteur précisément là où celui-ci choisit librement d'aller. Ce faisant, Il se conforme aux aspirations et intentions que tout homme nourrit en son for intérieur.
« Nous accroissons le champ
de qui désire le champ de la vie future.
Nous gratifions de quelques profits
celui qui désire le champ de la vie en ce monde. » (Coran : 42, 20)
« Leur coeur est malade.
Dieu aggrave cette maladie. » (Coran : 2, 10)
« Ceux qui sont déjà sur la Voie Droite,
Dieu les oriente encore mieux. » (Coran : 47,17)
Dieu s'adresse aux captifs en ces termes :
« Si Dieu voit un bien en vos coeurs,
Il vous accordera des biens meilleurs
que ceux qui vous ont été dérobés. » (Coran : 8, 70)
Pour décider du sort de l'homme et mettre son Décret à exécution, Dieu se conforme aux intentions que recèle le coeur humain. Il va dans le sens de l'option prise par l'homme, que celui-ci opte pour le mal ou qu'au contraire, il choisisse le bien.
Cela revient à dire qu'il n'existe aucune contradiction. L'impulsion divine et le libre arbitre humain ne font qu'un.
Dieu nous conduit là où nous avons, dans le secret de notre coeur, choisi d'aller. Aucune injustice en cela. Aucune contrainte. Pas la moindre violence contre notre nature.
« À celui qui pratique l'aumône et craint Dieu,
à celui qui atteste la véracité de la suprême récompense,
Nous facilitons l'accès au bonheur.
À l'avare qui a soif de richesses,
à celui qui nie l'existence de la suprême récompense,
Nous facilitons l'accès au malheur. » (Coran : 92, 5-10)
« Ce n'est pas vous qui les [les incroyants] avez tués,
mais c'est Dieu qui les a tués. » (Coran : 8, 17)
Dans ce dernier exemple, le coup porté par l'homme se confond avec le coup décrété par Dieu.
Telle est la solution de l'énigme du prédéterminisme. L'intention revient à l'homme et il appartient à Dieu de la consolider, en bien ou en mal selon l'option retenue par l'homme.
La liberté humaine n'a pas toujours la même mesure. Relative, elle est susceptible d'accroissement.
L'homme peut tout d'abord augmenter sa liberté par la science. De fait, grâce à l'invention d'instruments, de machines et de moyens de communication, il a pu se soumettre la terre, supprimer les distances, briser les chaînes du temps et de l'espace. Par l'étude des lois de son environnement, il a pu contrôler celui-ci et le mettre à son service. Il a appris à vaincre la chaleur, le froid et les ténèbres. Il a ainsi effectivement décuplé sa liberté.
Deuxième source de progrès pour la liberté : la religion, l'appui cherché en Dieu en se rapprochant de Lui, la Révélation, la connaissance et la certitude reçues du Créateur. C'est la voie empruntée par les Prophètes et ceux qui marchèrent à leur suite.
Avec l'aide et l'assistance divines, Salomon a obtenu la soumission des démons. Il s'est servi des vents comme monture et a parlé aux oiseaux. Moïse a fendu la mer. Jésus a ressuscité l'aveugle-né, les lépreux et les aveugles.
La vie des saints nous apprend que ceux-ci ont accompli des miracles. La terre leur était soumise et les mystères leur étaient dévoilés.
Ce sont autant de degrés supplémentaires de liberté qu'ils ont acquis, grâce à leur combat spirituel sur la voie du culte rendu à Dieu pour se rapprocher de Lui et Lui manifester leur amour.
Dieu leur a abondamment communiqué de sa Science cachée. Il s'agit bien en effet d'une science, mais, cette fois-ci, directement transmise par Dieu.
Abû Hâmid al-Ghâzalî résume en deux phrases cette question du prédéterminisme :
l'homme est libre dans le domaine de ce qu'il connaît ;
il ne l'est pas dans le domaine de ce qu'il ignore.
Par conséquent, chaque fois que l'homme augmente sa science, qu'elle soit concrète ou mystique, le champ de sa liberté s'accroît également.
Les matérialistes commettent leur plus grossière erreur lorsqu'ils se représentent l'homme comme prisonnier des déterminismes de l'histoire et de la division en classes sociales. Ils le réduisent ainsi à n'être que le maillon d'une chaîne dont il ne peut se libérer. Aucune possibilité pour lui d'échapper aux lois économiques et au cours de l'histoire, comme s'il n'était qu'un fétu de paille ballotté par les flots, un être sans bras et complètement amorphe.
L'expression qu'ils répètent et rabâchent inlassablement comme s'il s'agissait d'une loi (le caractère inéluctable de la lutte des classes) est fausse sous l'angle de l'analyse scientifique, car il n'existe pas de nécessités inéluctables sur un plan humain. Tout au plus peut-on parler de probabilités, d'éventualités.
Là est toute la différence entre l'homme et les rouages, les machines et les objets matériels. On peut prévoir une éclipse de soleil à la minute, voire à la seconde. Et de même pour les mouvements de ce soleil pour les jours, pour les années à venir. Mais pour ce qui concerne l'être humain, personne n'est en mesure de savoir ce qu'il recèle au tréfonds de sa conscience, ni ce qu'il fera demain ou après-demain. On ne peut tabler que sur des hypothèses, des probabilités, des suppositions, à condition encore que l'on possède suffisamment d'informations pour se forger un jugement.
Toutes les prédictions de Karl Marx se sont avérées fausses. Le communisme n'est pas né, comme il l'avait prévu, dans un pays économiquement avancé, mais dans un pays sous-développé. La lutte entre capitalisme et communisme n'a pas empiré ; les deux se sont rapprochés pour en arriver à une situation de coexistence pacifique. Qui plus est, les pays communistes ont ouvert leurs portes aux capitaux américains ! Les contradictions dans la société capitaliste ne se sont pas aggravées au point d'engendrer la faillite à laquelle s'attendait Karl Marx. Au contraire, l'économie capitaliste est devenue florissante alors que des dissensions et des divergences sont nées au sein du bloc socialiste.
Tous les calculs de Marx ont donc été faux, prouvant par là l'erreur de l'absolutisme de sa méthode. [...] La pensée matérialiste n'a pas réussi à comprendre l'homme ou l'histoire et elle s'est fourvoyée dans son appréciation du futur à cause d'une erreur fondamentale : elle s'est représenté l'homme comme un moucheron prisonnier d'un réseau de fatalités, oubliant totalement qu'il est libre, réellement libre.
Quant à ce que prétendent les matérialistes sur l'influence du milieu, de la société et des circonstances, ou encore sur le fait que l'homme ne vit pas seul et que sa liberté n'évolue pas dans le vide, voici notre réponse : il est vrai que le milieu, la société et les circonstances s'opposent à la liberté individuelle. Leur emprise, toutefois, n'est pas une négation de la liberté ; elle en souligne la portée dialectique. La liberté individuelle ne s'affirme en effet que face à une résistance qu'elle doit vaincre. Si l'homme exerçait sa liberté dans le vide, sans avoir à affronter la moindre résistance, il ne serait pas véritablement "libre" conformément au sens que nous donnons à ce mot. Il n'aurait aucun obstacle à surmonter par lequel il prouverait sa liberté.